Les grades comme jalons du parcours


Suite à une discussion très enrichissante à propos des grades avec un lecteur et pratiquant d’Aïkido, il me semble intéressant de revenir quelque peu sur ce sujet qui a rapport au chapitre « Le passage à la limite, fondement des grades et responsabilité du Gardien de la Voie » de mon livre. Ce titre laisse entendre implicitement que les grades ont un lien direct avec le processus spirituel qui est désigné dans certaines écoles Soufies par l’expression « Le passage à la limite ». Nous avons, bien entendu, discuté de cet aspect tout au long du livre, nous n’y reviendrons donc pas. Rappelons simplement qu’il est en rapport au phénomène d’intégration existentielle (que le Fondateur de l’Aïkido désigne par le terme « assimilation », cf. extrait ci-dessous), qui consiste à passer d’un état de conscience restreint à son « Moi distinct et son mouvement particulier », pour reprendre une expression taoïste, à un état où la conscience individuelle c’est fondue dans la Conscience Universelle.

« La somme de la sagesse est la totalité de la conscience.[1] »

L’intégration spirituelle est une sommation mystérieuse de toutes les particularités existentielles, consistant à intégrer tous les temps, tous les lieux, tous les êtres, comme cela est sous-entendu dans l’extrait de l’expérience spirituelle du Shaykh Lahîjî que nous donnerons en peu plus loin. Bien évidemment cette intégration ultime ne se fait pas en une seule étape, comme le souligne les extraits ci-dessous :

« Dans votre entraînement, ne soyez jamais impatient car un minimum de dix années vous seront nécessaires pour maîtriser les bases et atteindre la première marche.[2] »

« Aussi faut-il attendre l'Éveil pour que le véritable budo puisse exister.[3] »

« C'est par la descente au pays des morts d'où s'était échappée la vie d'Izanagi qu'il faut accomplir l'Eveil.[4] »

« Par exemple, dans le monde d'après la mort, les gens qui sont montés dans le troisième ciel ne voient pas le deuxième et le premier ciel qui ne sont que de la lumière. Les gens du monde du deuxième ciel, gênés par la lumière, ne voient pas au-dessus, mais ils voient très bien le troisième ciel. A plus forte raison, les esprits résidant dans le Yachimata, s'ils ne font pas des pratiques de purification, ne peuvent pas monter au troisième ciel.[5] »

C’est pour cela que le parcours dans les voies spirituelles est jalonné par des épreuves au cours desquelles s’opère passage à la limite après passage à la limite :

« Si on achève cette assimilation, on entre alors dans le monde qui suit. En achevant le service du ki de ce monde, on progresse encore, et on voit le monde suivant. En assimilant le ki de ce monde là, on achève l'ascèse. On termine alors l'assimilation et on progresse derechef dans le monde suivant.[6] »

Parce que ces franchissements surviennent sans que l’on sache comment, ni quand, comme cela se retrouve dans le processus de l’acquisition de la lecture pour lequel on ne sait pas pourquoi un individu devient soudainement lecteur, on est porté à croire que la réalisation spirituelle ne répond à aucune science. Pourtant le Fondateur de l’Aïkido affirme à ce propos :

« Il est donc nécessaire de connaître l’histoire depuis l’époque des dieux. La danse sacrée que le Grand Dieu de l’origine unique a fait naître est l’apparition des dieux. Ceci est une grande science[7]»

« Autrement dit l’aïkido change le monde de l’âme corporelle en monde de l’âme spirituelle[8].

En ce qui concerne takemusu aiki, l’âme spirituelle individuelle jaillit scientifiquement par le moyen du corps et de l’esprit.
[9] »

Et aujourd’hui dans le monde contemporain où la réalisation spirituelle a été totalement bannie de l’enseignement commun et où la science des états multiples de l’être a été intégralement rejetée par la science moderne, la plupart des individus ignorent absolument tout de la nature des transformations qui s’opèrent dans l’homme en chemin vers les états d’Union au Tao. Aussi, parmi ceux qui s’intéressent à la réalisation spirituelle, en vient-on à porter crédit à l’idée que l’accès à l’état ultime d’Union à la Conscience Universelle se produit sans aucune méthode et sans qu’il soit besoin d’user des jalons qui pourtant sont systématiquement présents dans toutes les voies spirituelles de la terre[10]. Il faut dire que l’on ne sait plus faire la différence entre expériences psychiques et expériences spirituelles, aussi certains en viennent-ils très facilement à prendre les toutes premières modifications psychiques qui se manifestent au commencement du parcours pour une expérience spirituelle et pensent avoir atteint le but ultime. En viennent-ils, alors, à professer que les jalons sont inutiles, puisque, prenant leur état comme étalon, ils pensent de bonne foi ou non, qu’on arrive au but directement sans avoir besoin d’une quelconque validation par des intermédiaires humains. Parfois le raisonnement est poussé jusqu'à penser que la réalisation spirituelle n’a nullement besoin de voies. Mais, en faisant un parallèle avec l’apprentissage de la maîtrise d’un instrument de musique classique, on va pouvoir dégager des raisonnements qui vont aider à pénétrer quelque peu la nature de la Science de l’Être. En effet, si l’on considère l’apprentissage d’un instrument de musique, on saisit sans peine que pour accéder à la Maîtrise – dans son sens le plus noble du terme – de celui-ci, on traverse plusieurs stades. Partant de l’ignorant absolu, passant par celui de néophyte, pour arriver à l’état de Maîtrise  Ce sont là les stades minimums en dessous du nombre desquels il n’est pas possible de descendre dans la mesure où il est impossible de passer de l’ignorant à celui de Maître d’un seul coup, sauf pour des êtres exceptionnels qui ont hérité de cette maîtrise par métempsychose. De la même façon on sait que pour accéder à l’état de maîtrise il faudra user son âme par l’exécution de techniques, suivre la guidance d’un Maître, franchir les étapes qui mène de l’exécution besogneuse à celle de l’exécution totalement intuitive et naturelle en surmontant les difficultés intrinsèques à l’instrument, en intégrant ses possibilités d’expression propres, bref en devenant Un avec lui. Ce dernier point signifie à la fois faire corps avec lui, mais aussi être en esprit avec lui. Mais il faut aller encore plus loin, car on sait, sans qu’il soit besoin de le démontrer par quelques spéculations que ce soit, que l’état de Maître n’est pas dévolu à tous. Il y a comme une sorte de prédestination, une affinité intrinsèque d’un individu avec la Maîtrise d’un art.

Cependant en s’arrêtant à ces simples considérations, les grades ne trouvent toujours pas de corrélation avec la progression spirituelle. Nous voulons dire, que nous n’avons mis, là, en évidence que des aspects d’ordre technique, dans la mesure où l’état de Maîtrise d’un instrument n’est pas nécessairement en relation avec le domaine spirituel. C’est un autre aspect de l’enseignement traditionnel qui fonde la raison d’être des grades (quelque soit la forme qu’ils prennent, les Dan dans les Budo Japonais, des remises d’objets, un changement de nom à chaque stade franchi, le changement de société d’initiation, etc..). Pour cela il est nécessaire de se référer à certains propos du Fondateur de l’Aïkido. En effet, celui-ci rappelle que pour atteindre l’état Takemusu aïki il faut « nouer les cordons du lien de son âme aux cordons du lien de l’Âme Universelle ». Ce point est d’une importance absolument capitale, car, et c’est cela même qui fait la spécificité et l’efficience des Voies traditionnelles, pour pouvoir nouer les cordons du lien de son âme aux cordons du lien de l’Âme Universelle, il faut être dépositaire du cordon de l’Âme Universelle.

« S’il n’y a pas le lien
Du vide du Grand Vide
Le chemin de l’aïki
Ne peut pas être connu.[11] »
Comme il vient d’être dit, ce lien est constitutionnel des Voies traditionnelles, c’est ce qui est appelé dans le Soufisme la Silsilah, la chaine initiatique, qui est une filiation transcendante avec le domaine absolument inconditionné, dont la racine, ou le pont vis-à-vis, de notre monde est le Fondateur de la Voie. Comme je le souligne dans mon ouvrage, le cordon du lien est détenu par le Do-Shu dans les Budo Japonais et entre en relation avec le pratiquant par la chaine Principe Suprême-Roi Dragon-Fondateur-Do Shu-Shian-Enseignant-Pratiquant. Le Do-Shu incarne le point d’intersection avec le domaine non-conditionné, et sa responsabilité vis-à-vis de la Voie au regard de ce dépôt qu’il reçoit par le lien du sang (le lien du sang est l’une des façons d’être dépositaire du cordon de l’Âme Universelle, mais il y en a d’autres comme nous allons le voir tout de suite) est écrasante. Kishomaru Ueshiba, rappelle dans son livre « L’Esprit de l’Aïkido » que le forgeron détient ce « cordon » enchâssé dans un autel situé dans son atelier[12]. Ce sont par des rituels de purification bien particuliers que la persistance de la présence du cordon du lien de l’Âme Universelle est assurée. En chine ce lien est appelé Chênn ou Kami en japonais[13]. C’est le terme Baraka qui le désigne en arabe, et chez les Dogons il a rapport au concept de Kikinu. C’est par cette mise en lien, Musubi en japonais, de l’âme de l’être avec l’Âme Universelle, que l’identification Microcosme/Macrocosme est assurée.

« L’acte divin primordial, c’est le fait de s’harmoniser, de s’unifier et de devenir semblable au Dieu qui est un Grand Dieu et créateur. En d’autre terme, cette méthode consiste à venir à bout de la tâche qui nous a été impartie, à progresser vers l’unification avec l’âme divine de l’esprit. C’est devenir semblable au grand univers.
Devenir l’esprit et le corps de cet univers, et pratiquer la lumière de l’harmonie est ce que, maintenant je nomme l’aïkido.[14] »

La « mise en lien » est une autre façon de parler du processus « d’intégration spirituelle » ou du « passage à la limite ». Elle a lieu lors des épreuves sanctionnant le changement de statut spirituel par l’aval des représentants de l’autorité spirituelle. Pour les Budo c’est donc lors des passages de grade que cela se produit. Il faut noter, qu’au-delà des modalités d’organisation et des démonstrations techniques par les candidats, les paroles prononcées à cette occasion par les délégués de l’autorité spirituelle sont porteuses de la puissance du Verbe au sens traditionnel du terme. D’où l’importance capitale de ces moments, sans lesquels la progression spirituelle ne peut pas avoir lieu. On peut d’ailleurs voir chaque franchissement comme l’accomplissement effectif de l’enlacement de l’une des fibres du cordon de son âme à une fibre du cordon de l’Âme Universelle, que le Fondateur de l’Aïkido désigne ci-dessous par l’expression « la Voie du Dieu de l’Origine Unique » :

« Mais en ce qui concerne le coron du lien, il faut, par la vertu de la foi, purifier le cordon de l’âme de l’univers, et nouer les cordons du lien avec le cordon de l’âme de l’univers. En d’autres termes, il faut nouer toutes les fibres du cordon de l’âme, tissées en une seule corde, à la Voie du Dieu [kami] de l’origine unique. Il est essentiel de ne pas se détacher de cette précieuse foi.[15] »

Maintenant il est important de préciser que les franchissements des différents stades ne sont pas systématiquement accompagnés d’un changement d’état de conscience. Cependant, pour les Voies disposant encore de leur efficience spirituelle, toute validation d’étape spirituelle est un acquis pour l’être, acquis qui lui donnera accès lors de ses états posthumes, aux états validés de son vivant d’individu. Mais pour certains, la progression dans la voie est accompagnée par une conscience d’être qui, petit à petit, s’imprègne progressivement et par palier des impressions de la Conscience Universelle. Généralement cela commence par des expériences spirituelles nocturnes vécues lorsque l’être accède aux états « situés » en quelque sorte après l’état de sommeil profond (l'état que l'hindouisme nomme le quatrième ou "Turiya", un état inconditionné d'Atmâ). Puis cela se produit à l’état de veille.

C’est lorsque l’on commence à vivre ces expériences qui ont rapport avec ce que les aborigènes Australiens désignent par le « Songe Éternel » que l’on en vient à comprendre ce qu’est le changement de conscience et de participation existentielle. Pour le peuple traditionnel Australien (mais cela est identique pour tous les peuples vivant une authentique doctrine de l’Unité), après avoir franchi certains stades spirituels grâce à l’enseignement traditionnel dispensé par un ensemble de sociétés initiatiques, l’homme rend actuel la possibilité d’accéder à un état de conscience où l’être « perçoit » comment un moment de vie à venir s’inscrit à la fois dans le passé et le futur, comment il s’inscrit à partir d’une intersection mystérieuse entre une existence « pré et post-temporelle » et celle irrévocablement en devenir[16]. Peter Goullart dans son livre « Le monastère de la montagne de jade » relate qu’elle est l’une des conséquences de cet état. En effet, lorsque l’être, ayant développé certains états spirituels, entre dans un nouveau moment existentiel, il « vit » par « songe » ou par une « vision » directe à l’état de veille, toute la séquence de ce moment. Je souligne, ici, que l’être « pré-vit » ce moment, pour mettre en évidence que ce n’est pas une simple expérience visuelle, mais bien une implication existentielle totale. C’est pour cela que Peter Goullart dit qu’il « subit une double peine » lorsque les évènements à venir sont pénibles, car cette expérience « pré-vécue » à l’orée d’un moment d’existence en devenir, imprime déjà de son empreinte la totalité de l’être. Lorsque la séquence embrasse un grand moment de vie de l’être, la vision devient hautement symbolique, les lieux, les êtres croisés, les objets en présences, son peints sous des formes synthétiques, dont les significations se déclineront par la suite en séquence d’évènements en rapport avec l’esprit de ces éléments symboliques. C’est ce que l’on retrouve dans le très précieux ouvrage « La Roseraie du Mystères » du Shaykh (équivalent arabe de Shihan) Mahmûd Shabestarî et des commentaires qu’en fit le Shaykh Lahîjî, où ce dernier relate certaines de ses expériences spirituelles qui ont précisément jalonnées les étapes successives de son ascension spirituelle. Nous en donnons ici un extrait qui se rapporte très directement à nos considérations :

« Shabestarî rappelle ici que l’être humain, qui a pu transcender le niveau de la multiplicité, de l’individualité et de toutes les limitations terrestres, arrive à boire le monde entier comme une coupe de vin. Il insiste sur ce point pour faire comprendre que ce que peuvent voir les possesseurs de la vision mystique est bien supérieur à ce que voient ceux qui se fondent sur la seule raison. Je vais raconter, à ce propos, ce qui m’est advenu durant une retraite de quarante jours, afin d’attirer l’attention des chercheurs en quête de perfection sur la nécessité de l’ascèse et de la démarche mystique. Je rêvais qu’au milieu d’une plaine emplie de lumière coulait un fleuve pareil à une mer. Je restais sur le rivage, cherchant je ne sais quoi. Je vis de nombreuses personnes s’agiter et courir dans une direction donnée : je pensais qu’elles se rendaient à une assemblée. Soudain, je me vis sous un grand dôme, si immense que je n’en apercevais pas les côtés. Il était si plein de lumière et de rayonnement qu’il aveuglait, il était impossible de fixer le regard sur lui. Moi, je volais sous le dôme, tellement ivre et inconscient que je ne pouvais ouvrir les yeux. Dieu le très haut versait continuellement du vin dans ma bouche, sans interruption, comme un flot qui pénétrait en moi. J’ouvrais mes lèvres et buvais ce vin sans coupe ni verre, sans couleur ni odeur. Cet état me parut durer des années innombrables. Soudain l’univers tout entier, du ciel à la terre, devint une lumière unique, presque noire. J’étais cette lumière et n’avais aucune sorte d’individualité, corporelle ou autre. J’étais science pure, et le vin dont Dieu m’abreuvait était aussi cette même lumière, sans direction ni qualité.  Je bus cent mille océans de ce vin et, en cet état, perçus que tous les saints antérieurs étaient immergés dans cette lumières, qu’ils étaient elle. J’y progressais par la connaissance. Tout à coup j’aperçus que tous les êtres de l’univers, du plus bas au plus haut degré, matériels et spirituels, étaient devenus comme le vin ; moi, je les bus en une gorgée, m’anéantis complètement et devint néant. Ensuite, je pris conscience que la réalité unique existant en toute chose, c’était moi, que tout ce qui existait c’était moi, et qu’il n’y avait rien d’autre que moi-même. L’univers entier subsistait en moi et tout était manifesté par ma manifestation[17].
Puis je revins à moi, mais restais quelques jours encore dans l’ivresse et l’inconscience.[18] »

C’est sous l’éclairage de ces considérations qu’il faut envisager ce que sous entend une expression telle que « les sens intérieurs ». Elle désigne donc des sortes d’organes subtils « précédant » en quelque sorte les organes des sens physiques, organes subtils par lesquels l’être ayant modifié sa participation existentielle perçoit une réalité préfigurant la réalité restreinte que la conscience individuelle perçoit[19]. C’est par ces sens là que les êtres ayant réalisés certains degrés spirituels perçoivent les évènements avant qu’ils ne se manifestent effectivement. Ce sont des facultés inhérentes à la progression spirituelle dont toutes les traditions de l’unité de la terre parlent. Par exemple des proches d’O’Sensei Morihei Ueshiba ont rapporté qu’alors qu’aucun moyen de communication n’était disponible O’Sensei annonça la visite d’un personnage important, ce qui se produisit effectivement. A.P. Elkin[20] rapporte quant à lui le même genre d’expérience chez les aborigènes australien. Il n’était pas rare que dans les mêmes conditions d’isolement total, un aborigène lui annonce qu’une personne bien précise était en train d’arriver. L’ethnologue Paul Coze[21] décrit exactement les mêmes phénomènes chez les indiens d’Amérique qui annonçaient spontanément la venue d’une personne. Il raconte aussi qu’à la suite de l’égarement d’un groupe d’occidentaux dans les plaines, un sage indien après être entré dans un état particulier leur raconta ce que le groupe allait vivre durant leurs pérégrinations, ce qui s’avéra parfaitement exacte à postériori.

Tout ceci permet de comprendre que la réalisation spirituelle est une très profonde transformation de l’individu, cheminant vers un état dont la conscience d’être s’ouvre à une réalité existentielle pouvant englober passé et futur, embrasser tous les espaces, percevoir dans leur essence tous les êtres[22]. Cette transformation est si ample, qu’elle ne peut pas survenir d’un seul coup, c’est pour cette raison que dans l’enseignement traditionnel l’être est considéré comme inclus dans une succession de sphères qui doivent être franchie les unes après les autres. Evidemment, tant que l’on n’a pas commencé ce cheminement, on pense pouvoir atteindre le but en une seule fois, mais dès que les premières épreuves spirituelles ont été vécues, dès que l’on a vécu l’effort incommensurable qui doit être consenti pour franchir une seule étape, on comprend l’inanité de cette idée. C’est ce qui est exprimé en substance dans le mythe de la tradition Inuit que je donne dans mon ouvrage en pages 189-190 où l’on voit Kaujjajjuk tomber d’épuisement puis se relever de nombreuse fois avant qu’il ne revête les attributs de la puissance spirituelle qui le guide et avec laquelle il est en affinité.

C’est au cours du franchissement réussi des ces épreuves que se produisent les changements de participation à l’existence, changements qui répondent à une véritable science exacte de l’être. C’est en vertu de cette nature scientifique de la transformation spirituelle, que les Voies de réalisation spirituelles ont été instituées par les êtres qui ont reçus de façon transcendante cette fonction, comme cela a été le cas pour O’Sensei.
Maintenant si l’on regarde comment une Voie est instaurée, il convient de bien faire la distinction entre les différentes étapes de son insertion dans le cours du temps. Il y a d’abord tout le temps de formation du futur Fondateur de la Voie, puis vient le temps de la transmission par le Fondateur ayant vécu le Kamigari, puis enfin les temps posthumes au Fondateur. Si l’on n’est pas vigilent quant à ces trois temps on peut en venir à commettre des confusions absolument regrettables quant au sens qu’il convient de donner aux paroles et aux actes du Fondateur, car ces paroles et ses actes n’ont pas tous le même sens au regard des deux premières étapes que nous venons de relever. Il y aurait beaucoup de chose à dire à ce sujet, mais je me contenterais de souligner uniquement un aspect qui a rapport au sujet des grades en Aïkido. C’est lorsque la discipline a pris le nom d’Aïkido que les grades ont été institués. Du temps du Fondateur, c’est lui-même qui décernait les grades, sans qu’il y ait d’épreuve particulière. Son état de clairvoyance transcendante, d’Union à la Totalité Universelle et d’identification de son âme à l’Âme Universelle, lui conférait une Autorité Spirituelle universelle qui le rendait apte à reconnaître l’état d’avancement spirituel de chacun. Comme le rapporte Kishomaru Ueshiba dans son ouvrage précité, O’Sensei mis en place les éléments techniques nécessaires à l’efficience spirituelle de l’Aïkido pour les temps où son hypostase ne serait plus manifeste. Ces éléments sont les suivants : édification d’un centre spirituelle (Temple d’Iwama) et d’un centre temporel (Hombu Dojo), délégation par filiation patrilinéaire de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel au Doshu, instauration d’un système de grade en remplacement du système de certificat qui prévalait avant l’instauration de l’Aïkido en tant que tel avant-guerre. Ce système de grade ne peut en aucune façon être contesté dans la mesure où c’est le Fondateur du temps de son état de parfaite clairvoyance qui l’a instauré et qu’il décernait lui-même les grades à ces élèves. Peut-être est-il possible de discuter des modalités des passages de grade en France, qui diffèrent de celles en vigueur au Japon. Mais tant que les délégués du Doshu en France (les Shihan qui reçoivent délégation de l’autorité du DoShu par cette nomination) valident celles-ci, il n’y a rien à y redire.
En outre il faudrait montrer que ce système est un obstacle à la progression spirituelle. Or je connais plusieurs Aïkidoka pour qui la progression dans les grades est accompagnée par une évolution de leur état spirituel. Rappelons à nouveau les propos du Fondateur :


« En d’autres termes, il faut nouer toutes les fibres du cordon de l’âme, tissées en une seule corde, à la Voie du Dieu [kami] de l’origine unique. Il est essentiel de ne pas se détacher de cette précieuse foi. »

Pour ma part, ce que j’ai été amené à vivre comme expériences spirituelles m’a installé dans la certitude de l’efficience spirituelle de la Voie de l’Aïkido, ce qui paradoxalement me donne à constater mon infinitésimal avancement dans la voie.



[1] « Takemusu Aïki », Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. II, page 106
[2] « Takemusu Aïki », Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. II, page 133
[3] « Takemusu Aïki », Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. III, page 77
[4] « Takemusu Aïki », Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. III, page 80
[5] « Takemusu Aïki », Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. III, page 54
[6] « Takemusu Aïki », Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. III
[7] Cf. « Comprendre l’essence du Budo », page 126 à propos du chapitre « De l’enseignement de la science intérieure ».
[8] « Takemusu Aïki », Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. II, page 56
[9] Ibid, page 63
[10] « Il y a des gens qui disent qu’il suffit en ce monde de vénérer le fruit de la divinité de l’origine unique. Mais est-ce bien vrai ? Les huit cent myriades de divinité sont l’histoire de l’agissement du Grand Dieu. Si on ne connait pas cette histoire, on ne comprend pas le Grand Dieu. L’Aïki ne pourrait pas être mis en pratique sans l’histoire qui commence à l’époque des Dieux. », Morihei Ueshiba, « Takemusu Aïki », éditions du Cénacle, Vol. II, page 105
[11] « Takemusu Aïki », Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. I, page 161
[12] Cf. « Comprendre l’essence du Budo », page 36
[13] Cf. « Comprendre l’essence du Budo », page 141 et suivantes
[14] Morihei Ueshiba, « Takemusu Aïki », éditions du Cénacle, Vol. I, page 140, 141
[15] « Takemusu Aïki », Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. II, page 75
[16] « Alors en cassant notre petite coquille, on peut déposer le vaste univers (la vie divine) dans le ventre. Par conséquent, on comprend que le présent contient le passé très ancien, et dans le passé très ancien réside le présent, mais aussi, que dans le futur, il y a le présent, et dans le présent, le futur. » Morihei Ueshiba dans « Takemusu Aïki », Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. II, page 101
[17] Le Fondateur de l’Aïkido a parlé de cette identification à l’Univers de la façon suivante : « Chaque jour je m’entraine à me détacher des choses, et se faisant, j’ai vu mon corps de lumière … Moi Ueshiba, je me suis interrogé et j’ai su. C’est parce qu’il y a l’univers en moi. C’est parce qu’il y a tout. Parce que l’univers est moi-même. Parce que je suis l’univers moi-même, je ne suis pas. », Takemusu Aïki, Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. I, page 62.
[18] « La Roseraie du Mystère, suivi du Commentaire de Lahîjî », Shabestarî, Editions Sindbad
[19] D’où l’expression Taoïste « saisir les fils du devenir, avant l’être, alors qu’ils sont encore tendus sur le métier à tisser cosmique »
[20] « Les aborigènes australiens », Editions Gallimard
[21] « L'Oiseau-Tonnerre: paysages et magie Peaux-Rouges », Ed. Je Sers
[22] « Quoique takemusu aiki consiste à absorber l’histoire de l’âge des dieux en son corps pour en faire sa propre chair, il faut également s’imprégner du temps et de l’espace » Takemusu Aïki, Morihei Ueshiba, éditions du Cénacle, Vol. II, page 63.

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