De cœur en cœur jusqu'au cœur du Monde, le concept "I Shin Den Shin"


Cette étude fait suite à une discussion avec l'un de mes élèves, lors de laquelle il a été question de la fonction du Do Shu de l'Aïkido.

Or, parce que l'éducation de l'homme contemporain n'inclut plus la transmission de la science visant à transformer son degré de conscience et sa participation existentielle au monde, il est devenu très difficile de comprendre la nature de l'enseignement traditionnel, même pour les individus qui sont engagés dans la pratique d’un art ou d’une science de cette nature. Si bien qu’il devient très difficile de comprendre la fonction du Gardien de la Voie (Do Shu) et de pouvoir mesurer l’importance fondamentale de son simple acte de présence en ce monde par rapport à l’efficience spirituelle de la Voie. Dans mon ouvrage “Comprendre l’essence du Budo” ce sujet a déjà été abordé dans le chapitre “Le passage à la limite, fondement des grades et responsabilité du Gardien de la Voie”. Cependant, voici quelques éléments venant compléter ce qui a été dit.

Kishomaru Ueshiba dans son ouvrage “L’Esprit de l’Aïkido” en prenant pour exemple le Forgeron de sabres japonais, rappelle que c’est par les Kamis enchâssés dans l’autel de la forge que l’artisan traditionnel établit un lien subtil avec ceux-ci de manière à pouvoir développer ce qu’il appelle le Kan (intuition). L’idéogramme servant à désigner cet état est 勘 qui se trace en écriture ancienne :


En étudiant cet idéogramme, on peut cerner la nature de l’intuition dont il est question. Il est composé de trois radicaux, une bouche articulant une pensée, un signe désignant la notion d’union à ce qui est semblable pour former une paire, enfin la force incarnée par un tendon. On peut donc interpréter cet assemblage comme la parfaite conformité (le radical inférieur gauche) de l’action (le tendon) avec une idée d’origine transcendante (la bouche située en haut). 

Dans mon livre je rapporte, à travers une exploration des doctrines traditionnelles, que cet enchâssement est une des prérogatives des Voies traditionnelles, que la possession de ce que nous pouvons appeler “Influences Spirituelles” est ce qui assure l’efficience spirituelle d’une Voie traditionnelle. Je rappelle aussi que O’Sensei Morihei Ueshiba désigne ces Influences Spirituelles par l’expression “Cordons du lien de l’Âme” et explique que le pratiquant doit nouer les cordons du lien de son âme aux cordons du lien de l’Âme Universelle pour pouvoir accéder à l’état Takemusu. Cet état est celui où le pratiquant développe la faculté du Nen, c’est-à-dire un état de parfaite clairvoyance transcendante, où les techniques jaillissent spontanément dans le cœur du pratiquant suivant la situation considérée. Or la proximité avec les cordons du lien de l’Âme Universelle en Aïkido est rendue possible par l’association du temple d’Iwama et de la présence effective sur Terre du Do Shu. Ce que l’on peut dire c’est que les cordons du lien de l’Âme Universelle peuvent être vus comme constitués de deux torons, l’un représentant la filiation humaine avec la composante immortelle d’une entité Primordiale qui doit être envisagée comme l’Ancêtre Primordial de l’humanité (c'est l'affaire du Temple d'Iwama), l’autre représentant la filiation humaine avec les composantes psychiques permanentes de cet Ancêtre (c’est l'affaire du Do Shu qui détient ces composantes grâce au processus de métempsychose). C’est en vertu de cette double filiation que le Fondateur dit : 
  • « Lorsque je pratique, l’endroit où je me tiens se trouve au centre du ciel et de la terre. Le premier pas que je fais lorsque j’avance mon pied gauche me relie à tous les ancêtres physiques et spirituels, au commencement même de la création. (“Aïkido : Enseignements secrets”, page 141) »
L’efficience spirituelle de toute Voie a rapport avec l’accès à un état où l’être développe le Kan-intuition dont nous venons de parler, faculté qui lorsqu’elle s’exprime dans sa plus haute efficience permet de “ saisir les fils du devenir, avant l’être, alors qu’ils sont encore tendus sur le métier à tisser cosmique ” comme le souligne la tradition Taoïste. Il n’est donc ici nullement question d’expertise technique, ni de faculté d’ordre psychique (comme par exemple la possibilité de guérison des maux individuels par un mode opératoire n’ayant pas recours à la vision directe), mais bien de la faculté de recevoir directement en son cœur une connaissance qui s’exprimera suivant trois puissances mystérieuses : une Parole Sacrée, une Manière d’être Parfaitement harmonieuse, un Entendement et un Discernement Clairvoyant. Il semble que la vision intérieure couplée à la faculté d’action dans un domaine non sensible soient précisément ce qui caractérise les états véritablement spirituels et c’est certainement pour cette raison que l’idéogramme Tao en écriture archaïque comporte un œil et une main : 


Pour revenir à la distinction qu’il convient d’opérer entre les facultés d’ordres psychiques et les facultés spirituelles, il semble régner aujourd’hui une grande confusion à ce sujet. Pourtant on peut comprendre que la réalisation d’actions se conformant à une méthodologie apprise préalablement et répétée suivant une méthode analytique et un processus discursif (même si une vague intuition intervient) a rapport à une faculté d’ordre psychique, alors que la réalisation d’actions opérant le rétablissement de la concorde grâce à une vision directe et immédiate de la réalité transcendante de la situation a apport à une faculté d’ordre spirituel.
A prenant l’exemple des pratiques médicinales, que ce soit en Afrique, en Amazonie, en Australie, en Extrême-Orient, chez les Amérindiens, etc.. les véritables thérapeutes sont des êtres dont l’œil intérieur s’est ouvert suite à un long apprentissage traditionnel. Voici, par exemple, ce que rapporte une anthropologue à propos de l’individu désigné comme thérapeute chez les Letuamas d’Amazonie :

  • « La période d'initiation dure trois ans. Peu à peu, l'esprit devient clairvoyant et le jeune homme-jaguar découvre les secrets de l'origine de la vie, du monde, des hommes, des animaux et des plantes. Dans ces moments fondamentaux, il découvre des connaissances à la fois positives, magiques et surnaturelles qui sont codifiées dans la substance symbolique des récits mythiques. ("Les Latuamas, Gens de l'Eau", Milagros Palma, Editions Côté-Femmes) »

Il est important de signaler que l’homme-jaguar n’est pas le détenteur de l’Autorité spirituelle, c’est le Kumu Celui qui sait et peut” ce qui renvoi d'ailleurs à l'idéogramme ancien du Tao car l'être sait par l’œil intérieur et peut par une main transcendante. Cette remarque à propos du Kumu pour rappeler que les fonctions spirituelles sont variées et dans les peuples vivant une doctrine de l’Unité, elles sont parfaitement identifiées et reliées à un réseau institutionnel reproduisant la Cohésion Universelle.

Il a déjà été précisé dans le post précédent ainsi que dans mon ouvrage, que la réalisation spirituelle est l’établissement de l'identité entre le microcosme et le macrocosme, ce qui se traduit sur le plan existentiel par l'accès à un état de vie où il n'est plus possible d’opérer une distinction entre intérieur et extérieur. Or cette transformation considérable se construit par l'union de son âme à l'Âme du Monde en nouant les cordons du lien de son âme individuelle aux Cordons du lien de l'Âme Universelle. Si cette opération est rendue nécessaire, c'est que l'individu ne dispose pas à sa naissance d'une âme en parfaite relation d’identité avec l'Âme Universelle, même s'il dispose intrinsèquement de certaines composantes constitutionnelles le mettant en relation (de façon inconsciente tant qu’il n’a pas atteint certains états spirituels) avec le domaine non affecté par la mort. C’est en vertu de l’état non encore “apparentable” de son ki avec le Ki Universel, qu’il doit disposer non seulement d'une proximité avec les Cordons du lien de l'Âme Universelle mais aussi des techniques transformant son âme pour qu’elle puisse se fondre en l’Âme Universelle. Or c'est précisément ce dont sont dépositaires les Voies traditionnelles. 

Une institution, une science, un art, peuvent être qualifiés de Voies traditionnelles précisément parce qu’elles ont reçu lors d'un évènement non-ordinaire la charge de ces cordons du lien et de la transmission des techniques. Par exemple, chez les Sioux, ce qui est source des influences spirituelles, pour tous les rites de nature ésotériques, c'est le Calumet Sacré, qui est un véritable autel portatif. Le premier Calumet Sacré leur a été remis par la Femme Bisonne Blanche et ils ont reçu successivement sur leur cycle d’humanité sept grands rites. Chez les chrétiens c'est le sang du Christ recueilli dans le Graal qui est le lien avec l’Âme Universelle. En Afrique occidentale c'est le Nyama (l’équivalent de la part psychique du Ki) de l'Ancêtre primordial mort sous forme de serpent lors de sa métamorphose contrariée (mais ressuscité par la suite) qui est enchâssé dans un masque ou un mât image du corps de la victime. En Amazonie c’est la flûte sacrée Yurupari qui est un substitut du Serpent Mythique (Grand Anaconda) incarnant l'aspect immortel de la vie ou encore ce qui relie notre monde au degré Permanent de l'Existence Universelle. Cette flûte sacrée fut remise aux Latuamas par les Ayas qui sont les ancêtres mythiques de ce peuple, ou pour le dire autrement, qui sont les entités spirituelles régentes de ce peuple.
A travers tous ces éléments, on perçoit que les choses sont toujours beaucoup plus complexes et subtiles qu’on ne le pense au premier abord, mais on perçoit aussi que tout ce qui a rapport au spirituel répond à une organisation rigoureuse et parfaitement scientifique, parfaitement technique pourrions dire. C’est pour cela que le Fondateur de l’Aïkido dit :

  • « La danse sacrée que le Grand Dieu de l’origine unique a fait naître est l’apparition des dieux. Ceci est une Grande science.»

Ainsi, on peut maintenant comprendre que le Do Shu en tant que relais avec le Ki Universel (l’Âme Universelle) par son Ki, ayant une part de celui de ses antécédents (dont celui du Fondateur) est le Gardien des Cordons du lien de l’Âme Universelle. C’est par métempsychose que les descendants du Fondateur reçoivent au sein même de leur structure constitutive les cordons du lien, et lorsque l’un d’eux est désigné Do Shu il devient le “Lieu-Tenant” (au sens exact du mot) des Cordons du lien de l’Âme Universelle. Mais pour qu’un individu pratiquant d’une Voie (pour les Voies disposant d’un Gardien Humain, pour les autres les conditions sont différentes) puisse commencer à se mettre en lien avec ces Cordons, plusieurs conditions doivent être remplies : reconnaître l’autorité spirituelle du Do Shu; mettre son cœur symbolique en affinité avec le cœur symbolique du Do Shu; tous les intermédiaires délégués par le Do Shu et délivrant les Dan doivent être dans cette même disposition existentielle vis-à-vis du Do Shu. Si ces conditions sont remplies, le processus de transformation spirituelle peut devenir opérant au fur et à mesure que le cheminant franchit les étapes jalonnées par les grades. 

Il faut ajouter que la responsabilité spirituelle du Do Shu et les implications subtiles qui en découlent sont écrasantes, car il doit mettre en permanence son cœur symbolique dans une relation d’affinité absolue avec le Cœur des précédents Do Shu et du Fondateur, qui est lui-même en relation d’Identité avec le Cœur du Monde. Cette orientation d’esprit et la nature particulière de son Ki le mettent nécessairement en lien avec le monde non-sensible et avec des forces d’un ordre non-ordinaire, ce qui le fait participer (de façon consciente ou non) à des domaines où des forces considérables s'expriment. L’ethnologue Patrice Bidou fait état des conséquences du poids de ce genre de responsabilité dans une étude sur un peuple d’Amazonie :

  • « Quand on sait, toutes les activités : chasse, pêche, l'abattage d'une chagra [lieu de culture traditionel], la construction d'une maloca [Grande maison de famille], la participation au rituel, la récitation d'un mythe, etc., ont une signification très forte et mettent en jeu tout un ensemble de rapports nécessaires entre la personne et l'univers “surnaturel”. C'est la source de maints dangers, l'obligation de maintes observances. Le Payé [homme ayant atteint de hauts degrés spirituels] est quelqu'un qui doit être constamment vigilant, qui ne « dort que d'un œil ». Les grands Payé que nous avons rencontrés présentaient tous des signes d'une grande tension psychologique. Certains individus préfèrent et s'efforcent de ne pas acquérir de savoir, ils préfèrent ignorer tout ce qu'implique ce qu'il font ; ils peuvent ainsi vivre « tranquillement » dans un monde certes peu signifiant mais aussi ne présentant que peu de danger. (“Représentations de l'espace dans la mythologie tatuyo”, In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 61, 1972) »

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